Le mystère des têtes de l’hôtel de ville (mis à jour)

En histoire locale, il y a des faits qui vous semblent certains, sans que vous soyez en mesure de vous souvenir de qui ou d’où vous les tenez, ni depuis quand. Pour moi, les cinq têtes ornant le hall de l’hôtel de ville de Morlaix représentaient sans aucun doute possible le roi Henri IV, sa maîtresse Gabrielle d’Estrées, le duc François Ier de Bretagne, un noble inconnu et un évêque. Je l’avais lu. Je l’avais entendu dire. Je le répétais moi-même aux visiteurs qui les découvraient en ma présence. Et pourtant, un jour, j’ai réalisé que quelque chose clochait dans cette histoire.

<Mise à jour – 8 août 2017> La curiosité d’un jeune historien morlaisien me permet aujourd’hui de compléter cet article. Grâce à Pascal Landouer, j’ai pu trouver quelques illustrations supplémentaires et très intéressantes de l’ancien hôtel de ville de Morlaix. Malheureusement, le mystère des têtes actuelles ne s’en trouve pas plus éclairci… au contraire.

Un jour donc, alors que j’écoutais une émission de Franck Ferrand, consacrée à Gabrielle d’Estrées, je me suis rappelé l’histoire de sa tête ornant le hall de l’hôtel de ville de Morlaix, en face de celle de son royal amant, le bon Henri IV. Je ne connaissais pas les circonstances de la mort de cette favorite, en 1599. Cette date m’a dérangé pendant quelques jours, jusqu’à ce que je mette le doigt sur ce qui me chagrinait : l’ancien hôtel de ville de Morlaix, d’où sont réputées provenir les statues visibles dans le hall du bâtiment actuel, est daté de 1610. Pourquoi diable les Morlaisiens auraient-ils rendu hommage à la maîtresse d’un roi plus de dix années après sa disparition? J’ai donc commencé des recherches sur ce premier hôtel de ville de Morlaix. Plus j’en apprenais et plus cette histoire de têtes me semblait mystérieuse.

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Gabrielle d’Estrées, dans un célèbre tableau de François Clouet.

L’Hôtel de ville moderne

L’hôtel de ville de Morlaix est un grand bâtiment doté d’une imposante tour centrale et d’un portique à colonnes. Il se niche au pied des trois collines, à mi-chemin entre le port et la vieille ville. L’ombre de son beffroi s’étend sur une place agrandie peu à peu vers le Nord, par le recouvrement de la rivière. Cet édifice a été construit entre 1838 et 1843. Son premier architecte est Alfred Guesdon (1808-1876), un jeune entrepreneur né à Nantes qui se vit presque ruiné par cette construction. Il nous a d’ailleurs laissé un mémoire relatant ses difficultés avec la municipalité. On ne lui connaît pas d’autres bâtiments publics, mais de nombreuses lithographies, art dans lequel il a préféré s’épanouir après ses déboires morlaisiens.

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Photo LPLT/Wikimedia Commons

Les édiles morlaisiens étaient très ambitieux mais ont tant cherché à réduire le coût des travaux qu’ils finirent par dégouter leur architecte. Ils le forcèrent d’abord à prendre à sa charge la nouvelle canalisation des deux rivières qui confluent devant le bâtiment. Ensuite, en guise de carrières, ils lui cédèrent plusieurs bâtiments en ruine du centre-ville, dont probablement l’ancienne collégiale Notre-Dame du Mur, l’ancien auditoire de la cour royale de justice et surtout les constructions occupant la parcelle auparavant : un moulin, une poissonnerie et bien entendu le vieil hôtel de ville. L’extrait du cadastre de 1834 reproduit ci-dessous, permet de voir les emplacements respectifs de l’ancien et du nouvel édifice.

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Enfin, la ville refusa de payer les sculptures proposées par l’architecte qui récupéra ce qu’il put dans les vestiges morlaisiens et dû laisser vides les niches prévues en façade.

Les rares éléments décoratifs de l’hôtel de ville de Morlaix sont donc regroupées autour du hall principal du rez de chaussée, formant ce qu’un architecte a récemment qualifié « d’étonnants mascarons grimaçants ». Le style hétéroclite de ces cinq têtes couvrant autant de clés de voute tranche assurément avec l’austère architecture de cette entrée monumentale. J’ai malheureusement oublié de photographier la tête barbue au dessus de l’entrée principale.

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Têtes du hall de l’hôtel de ville. Photo de l’auteur du blog.

On ne remarque d’ailleurs les têtes qu’en ressortant, tant le regard est capté par le grand escalier en granite menant à la salle des mariages et à la bibliothèque. Une sixième tête est visible sur la façade arrière, au-dessus de l’entrée (voir l’image ci-dessous). Toutes sont clairement du ré-emploi, les pierres de leur support ne s’ajustant pas toujours  parfaitement avec celles de la voute les entourant.

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Le bâtiment de 1610

Si l’on se fie à la version officielle, les six têtes qui nous intéressent ici viendraient donc de l’ancien hôtel de ville de Morlaix. Que sait-on de ce bâtiment, de son style et de ceux qui l’on construit?

Morlaix s’est vu dotée d’un pouvoir municipal au 16ème siècle par les rois de France, mais dès le Moyen Age, les bourgeois morlaisiens avaient dû s’organiser pour répartir les recettes fiscales octroyées par les ducs de Bretagne. Ils devaient donc se réunir régulièrement dans un lieu connu de tous. Il est probable que ces réunions se sont d’abord tenues sous les halles, comme dans la plupart des paroisses bretonnes en disposant. Mais, cette pratique se serait ensuite transformée puisqu’Aymar de Blois, ajoute à sa copie du récit du pillage de la ville en 1522 par Albert Le Grand, que les Anglais auraient mis le feu à l’hôtel de ville et à toutes ses archives. C’est la seule mention d’un hôtel de ville à cette période. On en déduit que si ce premier bâtiment a bien existé, il n’a pas été reconstruit. Au 16ème siècle, les bourgeois morlaisiens se réunissent habituellement sous le porche de Notre-Dame du Mur.

Après les guerres de La Ligue, c’est le gouverneur de Morlaix, représentant le roi Henri IV, qui aurait incité les bourgeois à se faire construire un hôtel de ville. Le prévôt de la collégiale avait en effet animé le Conseil de la Sainte Union qui avait dirigé Morlaix pendant sa rébellion contre Henri IV. Il était sans doute temps d’éloigner la conduite de la ville de l’influence religieuse.

Selon Albert Le Grand, la première pierre de l’édifice est posée le 14 juin 1610. Les plans en auraient été dressés par un architecte trégorois du nom de Le Bricquir, ingénieur du roi selon certains auteurs, et dont on trouve déjà la trace à Morlaix vers 1600 lors de travaux sur la tour de l’église Saint-Mathieu.

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Eglise Saint-Mathieu de Morlaix

Les historiens ne sont pas tous d’accord sur la qualité du travail de Le Bricquir. Selon Aymar de Blois : « En vain, comme pour occuper les pauvres, on avait commencé, en 1610, d’après les plans de l’ingénieur du roi Le Bricquir, ce lourd hôtel-de-ville qui fut pendant 165 ans inachevé, et qui maintenant n’est plus : cette construction n’était qu’une source de scandale et de visions entre les juges royaux et la communauté, et n’avançait point. » Selon Louis Le Guennec : « L’hôtel de ville date de 1838. Il a remplacé, peu avantageusement, au dire de certains auteurs, l’édifice élevé de 1610 à 1618 par l’ingénieur royal Le Bricquir. »

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Le bâtiment est construit hors des murs de la vieille ville, à la confluence des rivières Queffleuth et Jarlot. Il est à l’origine installée sur une île triangulaire formée par la confluence des deux rivières et par la douve devant la porte du pont Notre-Dame. Le tableau de Victor Surel, reproduit ci-dessus et réalisé au début du 20ème siècle, permet de se faire une idée de la configuration des lieux au début des travaux.

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Plan de Morlaix en 1782.

La plan de Le Bricquir consiste en 4 ailes formant un large rectangle, dans l’axe de la Grand-Rue, autour d’une cour intérieure. Cette disposition est assez commune pour un hôtel de ville à l’époque. La place fut agrandie au cours du 17ème siècle pour former la « Grande Place » visible sur le plan de 1782. Le bâtiment est flanqué à l’Ouest d’un moulin et d’une poissonnerie ; deux constructions plus anciennes déjà mentionnées au 16ème siècle et qui ont sans doute contraints l’architecte.

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Ce tableau de Ozanne est la plus ancienne représentation de l’hôtel de ville de 1610, mais date seulement de la fin du 18ème siècle. Il est donc difficile de savoir avec certitude quelle était son apparence initiale. On ne dispose pas de représentation des ailes ni de la partie côté ville.

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Détail d’un dessin de A. Mayer représentant la rue du Pont-Notre-Dame avec au bout l’hôtel de ville. Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Bretagne
/ par MM. Ch. Nodier, J. Taylor et Alph. de Cailleux, éditeur Gide fils, Paris, 1847. Collections de la BNF.

MISE A JOUR. Sous mes yeux depuis longtemps, à l’arrière-plan d’une gravure représentant la place du Pavé et signée de Mayer, j’ai compris que ce que l’on voyait au fond de la rue du Pont Notre-Dame était la façade côté ville de l’hôtel de ville de 1610. Ce que l’on en voit donne une impression de grande sobriété architectural et dévoile une aile à un seul étage.

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La façade côté port (ci-dessus) est assez sobre, ainsi qu’on peut la voir dans cette gravure de Louis Le Guennec, d’après le tableau d’Ozanne. Elle comporte cinq portes au rez-de-chaussée, surmontées chacune d’une fenêtre au 1er étage et de cinq lucarnes. Le principal élément décoratif de cette façade est cet alignement de lucarnes dotées d’un haut fronton. Leur style est assez proche de celles de la maison Penanault et en tout cas typique de la Renaissance tardive bretonne, comme le montre la comparaison ci-dessous.

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Sur cette même façade côté port, on croit distinguer des sculptures sur les linteaux des fenêtres de l’étage, entourées en rouge sur l’image ci-dessous.

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Il est très difficile de savoir si ces sculptures sont vraiment des têtes et il est impossible de les comparer avec celles visibles aujourd’hui. Heureusement, nous disposons d’une belle gravure de la cour intérieure, réalisée au début de sa démolition par Antoine-Etienne Meyer.

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L’entrée principale est flanquée de deux colonnes corinthiennes supportant un fronton triangulaire. On peut y voir des similitudes troublantes avec celle de l’hôtel du Parc. D’ailleurs, le lien entre ces deux bâtiments n’est pas qu’architectural. L’hôtel du Parc est réputé avoir été bâti au milieu du 17ème siècle par François du Parc de Kergadou, conseiller au Parlement de Bretagne. Certaines de mes recherches me font penser qu’il a plutôt été bâti par son père, Yves du Parc, qui fut maire de Morlaix en 1615, au moment même de la construction de l’hôtel de ville.

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En tout cas, le style de ces deux porches presque jumeaux est une belle référence aux modèles grecs et romains. On retrouve aussi cette facture dans le porche Nord de l’église de Plouédern, dans le Léon, et qui porte la date de 1609. Le Bricquir en est peut-être également l’architecte.

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Porche Nord de l’église de Plouédern. Photo : APEVE.

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Après ces quelques considérations architecturales, revenons à nos moutons… enfin à nos têtes. La plupart des fenêtres donnant sur la cour, y compris celles de l’étage des ailes sont en effet surmontées d’une tête sculptées. Toutes ne sont pas aussi visibles, mais sur la fenêtre la plus proche du premier plan (agrandie ci-contre), on distingue parfaitement les traits d’un visage. J’arrive à en compter au moins 14 sur la gravure de 1833, sachant que la dernière aile, invisible car dans le dos du graveur, pouvait en disposer également. Bref, il y avait bien des têtes sculptées sur l’hôtel de ville de 1610.

 

MISE A JOUR. Toujours dans l’ouvrage Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France. Bretagne (par MM. Ch. Nodier, J. Taylor et Alph. de Cailleux, édité chez Gide fils à Paris en 1847), se trouvent de nombreux dessins de A. Mayer et de Léon Gaucherel. Ils représentent notamment plusieurs sculptures de l’ancien hôtel de ville de Morlaix qui ont retenu leur attention d’artistes.

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Ces deux premières figures, intitulées « détails de l’ancien hôtel de ville de Morlaix », sont de très belles factures. Celle de gauche est quasiment identique à celle encore visible aujourd’hui au-dessus de l’entrée de l’hôtel de ville, place Emile Souvestre. Celle de droite pourrait représenter le roi François Ier.

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Cet autre détail est dessiné par A. Mayer et intitulé : « Clef d’une fenêtre de l’hôtel de ville de Morlaix ». On peut aisément reconnaître le roi Henri IV à son nez, sa barbe et à sa fraise autour du cou. La femme derrière lui est partiellement masquée, mais la figure fine ne ressemble pas vraiment à celle de la reine Marie de Médicis.

A la recherche des traces écrites

La présence de ces nombreuses sculptures dans les ruines servant de carrière à l’architecte de l’édifice actuel est possible et probable. Demeurait la délicate question de l’identité de ces têtes : je me suis donc plongé dans les histoires successives de Morlaix et dans les différentes descriptions de la ville entre 1610 et 1838 pour tenter de répondre à ce mystère.

Le plus ancien texte évoquant l’hôtel de ville de 1610 est la notice qu’Albert Le Grand consacre à Adrien d’Amboise, évêque de Tréguier de 1604 à 1616 (Vies des Saints de Bretagne Armorique): « le lundy 14, jour de juin, l’an 1610, fut posée la première pierre ès fondements de la Maison de ville de Morlaix« . Cette oeuvre date des années 1630 et il n’évoque qu’une autre fois l’hôtel de ville Morlaix en racontant la visite du duc de Vendôme en 1624 : « les deux petites rivières Jarleau et Keufleut qui fluent entre ces montaignes, et embrassant la ville close, se jettent au canal de mer qui donne jusqu’à la Maison de Ville« . On ne trouve malheureusement chez Albert Le Grand aucun détail sur cette maison de ville, encore moins sur ses sculptures.

Le géographe suisse Albert Jouvin, passant par Morlaix en 1672, décrit ainsi le quartier du port : « Dans l’une de ces vallées sont les deux grandes rues des Nobles et du Bouret, avec la grande église Saint-Martin, qui aboutissent au marché au pain, où se rencontre la rivière qui vient de l’autre vallée qui fait l’ancienne séparation de la ville d’avec le grand faux bourg de Viniec et le port de mer devant la maison de ville, qu’elle renferme dans une isle où elle mériteroit bien qu’on en continuast le dessein, car elle seroit l’une des plus grandes qui soient en France, et l’une des mieux situées, puisqu’elle est dans le plus beau quartier de la ville, proche de la grande rue et de la grande cohue qui est le marché ordinaire. » Ici encore, pas de description précise de l’édifice. Seule sa situation au coeur de la ville a marqué la mémoire du voyageur.

Dans les délibérations du conseil de ville de Morlaix au 17ème siècle, il est de temps en temps fait mention du bâtiment accueillant les réunions. Mais là encore, les passages les plus précis ne font pas état des sculptures. Le plus souvent, il s’agit de se plaindre de l’encombrement de la cour par des gravas ou de l’utilisation des greniers par des particuliers.

Joseph Daumesnil ne donne pas d’avantage de détails architecturaux sur l’édifice dans lequel il a pourtant été maire et échevin pendant plus de 10 ans avant de s’y occuper des archives à la fin de sa vie.

Jacques Cambry, dans son Voyage dans le Finistère, ou Etat de ce département en 1794 et 1795 évoque ainsi Morlaix : « Cette commune se nomme Montroulès en breton ; elle s’élève sur les flancs de deux montagnes et sur les bords des rivières de Jarleau et Kerleut : ces deux rivières se réunissent, coulent sous une voute assez belle, sous l’ancien hôtel de ville, sous la place du Peuple, sortent par une arcade et s’unissant aux eaux de la mer, forment le joli port de Morlaix. » Et plus loin, en parlant justement de l’hôtel de ville : « Cet hôtel de ville est un vaste bâtiment, construit, je crois, sous Henri IV. La municipalité y tient à présent ses séances ; on y place la bibliothèque du district, nombreuse, bien composée, remplie d’éditions curieuses ; ses distributions, ses ornements sont exécutés d’après les plans du citoyen Loriot, ingénieur, plein de talent et de mérite.« 

Je commençais à croire sérieusement que j’avais imaginé cette histoire de Gabrielle d’Estrées, ou que quelque érudit local me l’avait soufflée à l’oreille lorsque j’étais enfant. C’est en trouvant par hasard une des rééditions de l’ouvrage de Cambry cité précédemment que j’ai enfin découvert une piste intéressante.

En 1835, Emile Souvestre publie une version revue et augmentée du Voyage de Cambry. Au passage consacré à l’hôtel de ville, il ajoute une note de bas de page après la mention de Henri IV : « L’hôtel de ville de Morlaix, que l’on démolit actuellement, est bien effectivement du siècle de Henri IV. On voit même encore, au-dessus de quelques-unes des croisées, une tête de Henri IV embrassant Gabrielle d’Estrées. Ces cariatides sont exécutées, sinon avec délicatesse, du moins avec assez d’art pour que l’on reconnaisse parfaitement les personnages. » 

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Emile Souvestre (1806-1854)

Enfin, je trouvais une mention écrite reliant Gabrielle d’Estrées et Henri IV à l’hôtel de ville de Morlaix. Cette note a été reprise plus tard par d’autres historiens de la ville. Emile Souvestre, avocat, journaliste et écrivain morlaisien, a passé son enfance à proximité de ce bâtiment, dans la maison construite par son père sur le quai de Tréguier. Après avoir vécu à Paris et à Nantes, il revient à Morlaix comme avocat en 1832. Cependant, il part rapidement s’installer à Brest où vont naître deux de ses filles en 1834 et 1836. Emile Souvestre quittera ensuite la Bretagne pour finir sa vie à Paris, où il est inhumé en 1854. C’est donc probablement d’après ses souvenirs qu’il rédige cette note de bas de page en 1835. Il ne verra peut-être d’ailleurs jamais le nouvel hôtel de ville.

Un autre détail me chiffonne bientôt. A quoi peut bien penser Emile Souvestre en évoquant des cariatides? Le dictionnaire de l’académie française dans son édition de 1832, en donne cette définition : « CARIATIDE. s. f. Figure de femme, ou même d’homme, qui soutient une corniche sur sa tête. Les cariatides sont un ornement d’architecture. » Certes, Souvestre place bien ces têtes « au-dessus de quelques-unes des croisées« , mais décrit le roi « embrassant » sa maîtresse. Ces détails ne correspondent pas vraiment aux sculptures visibles aujourd’hui. En effet, les têtes sculptées dans l’hôtel de ville actuel sont de face et on voit mal comment elles pourraient s’être embrassées. S’agit-il d’une licence poétique d’un écrivain connu pour son style pittoresque? De plus, sur les gravures représentant l’ancien hôtel de ville, aucune des sculptures visibles ne semble correspondre à la description de Souvestre. Toutes les têtes sont solitaires.

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Tête supposée de Henri IV, hôtel de ville de Morlaix

Cette unique preuve me laisse donc plutôt perplexe. En recherche historique, une seule source est une source nulle. Souvestre aurait-il inventé cette histoire pour donner plus de charme à sa ville natale? Tout cela n’est-il finalement pour lui aussi qu’un souvenir de ce que lui racontait les adultes, lorsque, petit garçon, il demandait « père, qui sont ces gens sur les croisées de l’hôtel de ville? » Ces histoires pour enfant pourraient-elles être une trace de la mémoire collective des Morlaisiens?

MISE A JOUR. La gravure de Mayer reproduite plus haut ne laisse à présent plus aucun doute sur l’existence de la double sculpture évoquée par Emile Souvestre dans l’ancien hôtel de ville de Morlaix. Le texte sur Morlaix dans cet ouvrage de 1847 évoque ainsi l’édifice : « Dans l’autre quartier, s’élève le vaste bâtiment de l’hôtel de ville, construit sous le règne de Louis XIII. Sa façade est ornée de grands médaillons d’un relief très-apparent, qui représentent des figures en buste, parmi lesquelles on a cru reconnoître Henri IV et Gabrielle d’Estrées. » Malgré la précision du dessin de Mayer, l’auteur reste prudent sur l’identification de cette femme embrassée par le Vert Galant. Il n’est pas impossible qu’Emile Souvestre en personne ait inspiré cette idée. D’ailleurs, ses ouvrages sont cités plusieurs fois quelques pages auparavant dans les notes de bas de pages.

 

Et si c’était vraiment Gabrielle d’Estrées ?

Imaginons que le père d’Emile Souvestre ait fermement cru à cette histoire et qu’il l’a transmise à son fils qui l’a couché sur le papier. Qui pourraient bien être les personnages représentées par ces 6 statues? Il y en avait bien plus de disponibles dans les ruines de l’ancien bâtiment. Partons de l’hypothèse que l’architecte ne les ait pas choisies au hasard, en fonction de leur forme utile, mais que des habitants lui ait dit de qui il s’agissait et qu’il les ait donc disposé à dessein.

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Parlons d’abord de Henri IV et Gabrielle d’Estrées. Les deux sculptures visibles dans l’hôtel de ville moderne sont apparemment d’un style similaire, taillées dans un bloc du même type de granite en forme trapézoïdale qui correspond bien à une clé de voute. L’architecte les a d’ailleurs placé face à face, au-dessus des voutes à gauche et à droite en entrant dans le hall. Il est aisé de comprendre pourquoi les Morlaisiens auraient représenté Henri IV dans un hôtel de ville commencé tout juste un mois après son assassinat.

Le cas de sa maîtresse est plus compliqué. On se serait attendu à trouver plutôt la Reine Marie de Médicis, régente du Royaume à partir de 1610 alors que Gabrielle d’Estrées est morte en 1599. Cependant, les Morlaisiens ont prouvé à plusieurs reprises leur fidélité au gouverneur de Bretagne. Depuis 1598, il s’agit de César de Vendôme, fils illégitime de Henri IV et de… Gabrielle d’Estrées. Depuis 1609, il est même le gendre du duc de Mercoeur, précédent gouverneur de la province. Même s’il passe sa vie entre intrigues et prison, les Morlaisiens sont clairement attachés à leur gouverneur. Ils lui réservent un accueille princier lors de sa visite en 1624, lui élevant un arc de triomphe  de trois étages devant l’hôtel de ville. Il n’est pas impossible que les sculptures de ses parents eussent été dévoilées à l’occasion de cette visite.

Deux autres têtes servent de clés de voute autour de l’entrée principale. Elles aussi sont d’un style similaire, quoique légèrement différent des deux précédentes. Elles ont l’air d’avoir été « décollées » de leur support initial et plaquées contre le mur moderne.

IMG_5457.jpgLa première (ci-dessus) semble porter une mitre. Il pourrait s’agir de l’évêque de Tréguier, dont dépendent deux des trois paroisses morlaisiennes. Adrien d’Amboise serait un bon candidat. Sacré en 1604, il décède en 1616.

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La tête qui lui est opposée (photo ci-dessus) n’a pas d’attribut aisément identifiable. Il s’agit donc probablement d’un haut dignitaire civil ou militaire. Si son placement correspond à une certaine symétrie avec l’évêque, il pourrait s’agir du gouverneur de la ville. En 1610, il s’agit du comte Pierre de Boiséon, placé à ce poste justement après la reprise de la ville par les troupes de Henri IV en 1594. Il cède son poste à son fils Claude en 1613, mais ne décède qu’en 1627.

Les deux dernières figures sont plus frustres, difficilement identifiables, quasiment des masques grotesques. Celle de l’extérieur fait plutôt penser à une divinité, avec ces espèces de feuilles encadrant sa joue. A moins qu’il s’agisse d’une divinité du vent, avec deux souffles sortant de sa bouche. Quant à celle située à l’intérieur du hall, au dessus de l’entrée, c’est une tête énorme dotée manifestement d’une barbe. Quel personnage historique barbu serait ainsi mis à l’honneur par les Morlaisiens, plus que Henri IV lui-même? S’agit-il d’un des ducs de Bretagne bienfaiteurs des bourgeois : le duc François Ier qui leur accorda les premières vraies exemptions fiscales en 1400, mais n’est jamais représenté barbu? D’autres bienfaiteurs de la ville sont en revanche réputés pour leur barbe. Je pense notamment au roi François Ier qui autorisa les Morlaisiens à construire le château du Taureau.

Je pensais seulement évoquer les liens possibles entre Morlaix et Gabrielle d’Estrées, persuadé de la justesse de l’identification de sa tête, dans l’hôtel de ville de Morlaix. Finalement, j’en suis arrivé à questionner la mémoire collective morlaisienne et à mettre en doute mes propres souvenirs d’enfance. Peut-être un lecteur érudit me dénichera LE document de preuve qui manque à cette histoire. Pour les amateurs de mystères, il reste une autre tête non-identifiée à Morlaix, dans la rue du Mur, au croisement avec la venelle au beurre. Celle-ci ressemble d’ailleurs un peu à celles de l’hôtel de ville. Il pourrait également s’agir de Henri IV et son orientation permettrait même de l’imaginer tournée vers une autre tête. Celle d’une maîtresse célèbre, l’embrassant comme dans la note d’Emile Souvestre?

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Tête sculptée visible rue du Mur à Morlaix.

MISE A JOUR. Les dessins de Mayer et Gaucherel apportent la preuve que des bustes pouvant représenter Henri IV et Gabrielle d’Estrées ornaient l’ancien hôtel de ville de Morlaix. Hélas, ces dessins viennent aussi détruire ma proposition d’identification des têtes actuellement visibles dans le hall de l’hôtel de ville de Morlaix. Il semble évident que le style des têtes actuelles, à l’exception de celle sur la place Emile Souvestre, est bien différent de celles représentées dans les gravures. A leur côté, nos têtes semblent plus anciennes et surtout plus grosses. Pourraient-elles venir d’un bâtiment plus ancien que l’hôtel de ville de 1610, dans lequel elles auraient été placées plus haut? Dans ce cas, se pourrait-il que ces têtes qui regardent les visiteurs du 21ème siècle soient des vestiges de la collégiale Notre-Dame du Mur, terminée au 15ème siècl et qui a aussi servi de carrière pour le nouvel hôtel de ville. Bref, le mystère s’épaissit un peu plus. 

Si les dessins publiés en 1847 évoquent pour vous quelques sculptures présentées dans un de nos musées, n’hésitez pas à m’en faire part en commentaire. Il est en effet possible que le dessinateur ait travaillé d’après des pierres déjà détachées de l’édifice au moment de sa démolition. Quelques antiquaires ont pu s’en emparer pour les revendre à des riches particuliers ou à un musée. Le double buste de Henri IV et de sa belle maîtresse est dessiné avec des pièces de la région de Quimper. Peut-être se trouve-t-il encore dans les réserves du Musée Départemental Breton de Quimper.

 

Complément (28 février 2017)

Erwan Bozellec, qui m’a fait l’honneur de lire mon blog vient de m’informer que le manoir de Coatserho, à Morlaix, comporterait une partie des anciennes pierres de l’ancien hôtel de ville de Morlaix.

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Interpellé, j’ai fait quelques recherches sur le net. Il existe en fait deux manoirs à Coatserho.
D’abord, le vieux manoir, du 16ème siècle, remanié au 18ème siècle, a été restauré récemment par François de Beaulieu, qui a d’ailleurs raconté ce chantier dans un livre chez Skol Vreizh, intitulé « Restaurer un manoir breton en éco-construction« .
Ensuite, il existe un « château de Coatserho », auquel Daniel Appriou et Erwan Bozellec ont consacré une intéressante notice dans leur ouvrage en 4 tomes : Châteaux et manoirs en baie de Morlaix. Ce texte nous apprend que selon certains propriétaires, la porte principale du château « pourrait être celle de l’ancienne mairie de Morlaix ». Par ailleurs, je trouve que les lucarnes de Coatserho ressemblent à celles de l’ancien hôtel de ville, sans parler de la ligne de créneaux sous la ligne de toit.

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Porte du château de Coatserho, extrait du livre de Daniel Appriou et Erwann Bozellec, châteaux et manoirs de la baie de Morlaix. Réputée être la porte de l’ancien hôtel de ville de Morlaix. La tête sculptée est d’un style similaire à celle visible dans la rue du Mur à Morlaix.
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9 réflexions au sujet de « Le mystère des têtes de l’hôtel de ville (mis à jour) »

  1. Je viens de regarder, sur Google Street View, le « château » de Coatserho (à ne pas confondre avec le vieux manoir de Coatserho, du XVIè siècle, rénové récemment par François de Beaulieu). C’est visiblement un bâtiment du XIXè siècle, dans un style néo-médiéval, qui comporte des éléments de ré-emploi de style Renaissance. On distingue notamment des lucarnes très proches de celles de l’hôtel de ville de 1610. La définition est un peu juste, mais il est possible d’imaginer des têtes sculptées au dessus de la porte d’entrée et de la fenêtre qui la surplombe.

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  2. Je connais un document qui confirme vos recherches à propos de la présence de Gabrielle d’Estrées. De plus, ce livre indique que le ministre d’Henri IV, le duc de Sully, est également présent. Représenté souvent avec une barbe, il s’agit peut-être du mascaron au-dessus de la porte du hall.

    Il s’agit de la revue de Bretagne de 1834, à partir de la page 33. Voici le lien disponible sur google Livre:
    https://books.google.fr/books?id=qfcoAAAAYAAJ&printsec=frontcover&hl=fr#v=onepage&q&f=false

    Je sais également qu’une lucarne de l’ancien hôtel de ville à été remonter dans le parc du château de Trodibon en Plouezoc’h, où elle sert à présent de fontaine. Elle possédait dans sa niche une statuette de la justice
    http://www.culture.gouv.fr/public/mistral/joconde_fr?ACTION=CHERCHER&FIELD_1=REF&VALUE_1=10960000039

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    1. Merci Pascal pour ces sources supplémentaires. Avec tout ces petits morceaux éparpillés de l’ancien hôtel de ville, nous aurons peut-être de quoi reconstituer petit à petit cet ancien bâtiment.
      Quant à l’article dans la revue de Bretagne de 1834, j’avoue que j’ai du mal à le considérer comme une source sérieuse pour confirmer l’identité des têtes de l’hôtel de ville. D’abord, car il s’agit clairement d’une oeuvre romancée. Au mieux, cet article paru un an avant la note d’Emile Souvestre est soit la source de sa thèse, soit une autre preuve de ce que des Morlaisiens pouvaient croire au moment de la destruction de l’ancien hôtel de ville.
      Malheureusement, l’auteur de cet article de la revue de Bretagne ne donne pas ses sources et ne nous permet donc pas d’avancer vers la certitude. J’aimerais en discuter avec vous, pouvez-vous m’envoyer un message via la page Facebook « Histoires de Morlaix »?

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  3. Bonjour,
    Tout d’abord un grand merci pour la qualité de vos articles. Je suis passionné par l’histoire de Morlaix et sa région, aussi je me régale. Je suis en contact avec Mme Véronique PAUGAM qui a racheté l’ancienne demeure de Jean Louis NICOLAS, maître-verrier ainsi que son ancien atelier et les jardins attenants. Après avoir nettoyer les jardins qui étaient une vrai jungle, elle a découvert la présence d’un petit pavillon ancien. Intrigué par les figures qui se trouvent en façade de ce petit pavillon elle m’a dit que certaines éléments provenaient de l’ancien hôtel de ville. J’ai pris des photos et je peux vous les envoyer si vous le désirez.

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